Chiasmi International 2

Nicoletta Grillo

Le philosophe et la psychologie
Colloque organisé par le Merleau-Ponty Circle USA à Wrexham
du 29 juillet au 1er août 1999

La quantité et la variété des thèmes abordés lors du dernier colloque organisé au XXème siècle par le "Merleau-Ponty Circle" a correspondu pleinement aux possibilités que le titre choisi, par son ampleur, laissait entrevoir, Merleau-Ponty, Mind and Body : Philosophical Contributions to Psychology. Plus de quarante intervenants se sont en effet succédés dans les salles du North East Wales Institute de Wrexham pour analyser les voies ouvertes par les oeuvres merleau-pontyennes dans les domaines de l'esthétique, de la phénoménologie, de la sociologie, de la psychanalyse et surtout de la psychologie.
   Comme l'a expliqué le Conference Director James Morley, dans sa brève introduction aux travaux du colloque, la question : "quelle psychologie peut naître de la philosophie de Merleau-Ponty ?" a été le véritable fil conducteur de la sélection, dont l'éventail a été très large, des recherches présentées au colloque. Sur la base d'un tel questionnement, bon nombre des communications présentées se sont caractérisées par leur teneur pragmatique, qui a privilégié l'impact de certains concepts merleau-pontyens - surtout sa notion de l'intersubjectivité entendue comme "chair" et "réversibilité" - sur les théories et sur la pratique même du psychothérapeute. Un choix qui a conduit aussi, dans de nombreux cas, à interpréter la "chair" merleau-pontyenne comme dimension oubliée, mais toujours présente, du commerce des êtres humains entre eux et avec le monde.
    Ce fut justement le cas de la communication controversée de Petruska Clarkson, du Physis Institute de Londres, dont l'hypothèse est qu'en substance les théories au fondement des diverses approches psychothérapeutiques s'équivalent, et qui a insisté en revanche sur le rapport d'empathie entre le thérapeute et le patient, lequel emprunte sa valeur justement à la notion de "chair" : rapport profond qui, selon Clarkson, s'établit par-delà les différences entre les individus et permet d'en guérir les blessures.
    Egalement très discutée fut la communication proposée par Martin Dillon, de la Binghampton University, qui s'est inspiré de la "chair" merleau-pontyenne dans le cadre d'une réflexion sociologique sur la normativité en matière de sexualité : partant du principe que les normes acceptées par convention sont en contraste avec ce qui émerge de la "connaissance charnelle" de l'individu, Dillon a souligné la nécessité d'une révision des normes qui sont au fondement de l'éducation sexuelle, pour privilégier le développement de la maturation personnelle.
    Dans la perspective de la psychothérapie gestaltiste, Des Kennedy du Wirral Gestalt Therapy a rappelé l'insistance avec laquelle La phénoménologie de la perception prête attention à l'ouverture du sujet au monde et, indirectement, au fait que le patient est unique. Amedeo Giorgi, du Saybrook Institute de San Fransisco, s'est en revanche attaché à la question de l'apport de Merleau-Ponty à la psychologie du point de vue épistémologique : ce sont justement les réflexions du philosophe français, a rappelé Giorgi, qui viennent au secours du psychologue quand ce dernier veut contester le paradigme objectiviste du réel, lequel a marqué de son empreinte le modèle théorétique même de la psychologie. Le psychologue, a souligné le conférencier, a affaire à des phénomènes significatifs dont il doit comprendre les motivations, et non chercher les causes ; la phénoménologie merleau-pontyenne suggère donc à la psychologie de comprendre un sujet engagé dans le monde.
    Très stimulante fut la recherche de Shaun Gallagher, du Canisius College de Buffalo, et de Jonathan Cole, de la Southampton University, qui ont exposé le cas d'un sujet malade de "désafférentation", c'est-à-dire d'une interruption des impulsions sensitives en raison de la destruction des voies nerveuses afférentes, lequel, grâce à une thérapie longue et complexe, a retrouvé la capacité de mouvoir ses membres (sans cependant en retrouver la perception), à condition de les maintenir sous un contrôle visuel permanent. Bien que n'impliquant pas une référence immédiate à Merleau-Ponty, la discussion du cas a touché certains points théorétiques cruciaux y compris dans la pensée du philosophe français : grâce à un certain nombre d'expériences, les chercheurs ont en effet découvert que le sujet en question, bien qu'il ne fût apte à se déplacer et à se saisir d'objets qu'en observant ses propres membres, réussissait en revanche à gesticuler tout à fait naturellement. A partir de ces observations, les deux intervenants ont donc supposé que la sphère de la gestualité se trouve proche de, ou appartient à la sphère même du langage, d'une façon comparable à ce que suggère Merleau-Ponty lui-même dans ses réflexions sur l'expression langagière.
    Un parallèle entre les enquêtes de la médecine et la pensée de Merleau-Ponty a été développée ultérieurement par l'allemand Thomas Fuchs, de la clinique universitaire de Heidelberg. Le conférencier a proposé une interprétation des différentes conceptions de la perception chez Husserl et Merleau-Ponty en les mettant en relation avec la schizophrénie et avec deux formes particulières dans lequelles celle-ci peut se manifester : comme aliénation du monde perçu caractérisée par une sensation d'irréalité, ou au contraire comme empathie totale avec le monde, lequel acquiert des significations multiples et ne peut plus être "tenu à distance" : cette dernière situation peut être rapprochée des descriptions que fait Merleau-Ponty, d'après lesquelles la perception et la reconnaissance d'objet se produisent grâce au lien intime qui se noue entre le corps et le monde, lequel se fait donc accessible "du dedans". John Heaton de la Philadelphia Association (Londres) est lui aussi parti de l'analyse de quelques cas de schizophrénie, pour se demander avant toute autre chose : "qu'est-ce peut apprendre de Merleau-Ponty la pratique psychothérapeutique ?", et proposer un parallèle entre la théorie du langage du philosophe français et celle de Wittgenstein fondée sur la centralité du geste, porteur de "l'immanence de la signification".
    Talia Welsh (Stony Brook) s'est ensuite interrogée sur l'impact des théories merleau-pontyennes sur la pratique thérapeutique, psychanalytique cette fois : soulignant la manière dont la découverte de l'inconscient freudien avait joué un rôle important dans l'abandon par Merleau-Ponty de la notion traditionnelle de conscience, Welsh a bien mis en évidence comment les réflexions du philosophe français sur la chair ne peuvent pas pour autant être considérées comme applicables à la pratique psychanalytique d'obédience freudienne.
    Kurt Dauer Keller, de l'université danoise d'Aalborg, a centré ses réflexions sur le rapport entre le corps et le monde ; l'intentionalité est en effet cette réponse spontanée du corps au monde dans laquelle se fait la genèse du sens : percevoir des formes c'est en effet les percevoir sur un fond "avant de les thématiser dans une perspective sujet-objet". Mais la relation entre le corps propre et le monde, avec une attention particulière portée au rôle de l'émotion et de l'habitude, fut aussi l'objet des réflexions de Kym Maclaren, de la Penn State University - qui a analysé les contributions de Merleau-Ponty, William James et Sartre à l'examen du côté créatif de l'émotion -, et de Gail Weiss, de la George Washington University, qui a proposé en revanche une analyse des habitudes en se référant aussi à Deleuze et à Bourdieu, profitant de l'occasion pour souligner encore une fois la dimension sociale du rapport entre le corps et le monde chez Merleau-Ponty, mais surtout la capacité de création et d'innovation de la corporéité entendue comme système ouvert d'échanges.
    Plus critique, Beata Stawarska, de l'université de Leuven, a examiné le problème de l'intersubjectivité en se demandant si la constitution du corps n'était pas continuellement en train de se faire, plutôt qu'achevée une fois pour toutes ainsi que Merleau-Ponty paraît l'indiquer dans les descriptions du "stade du miroir" chez l'enfant. Selon Stawarska, le philosophe n'a pas accordé suffisamment d'importance au rôle d'autrui, refermant la phase de constitution du soi dans une sorte de "solipsisme".
    Prenant en considération les oeuvres plus tardives, c'est-à-dire L'oeil et l'esprit, Le visible et l'invisible, ainsi que les notes des derniers cours, Alexi Kukuljevic, de la Seattle University, et Jenny Slatman, de l'université d'Amsterdam, ont cherché à suivre les traces de la "psychanalyse de la nature" visée par Merleau-Ponty. Pour Kukuljevic l'inconscient est le "oui" primordial à la vie, l'ouverture originaire qui ne se donne jamais comme positivité, mais tantôt comme invisible, tantôt comme retrait, tandis que le rêve, avec sa "surdétermination", représente le "double" de l'ouverture du corps au monde.
    Slatman s'est attachée surtout à la théorie de l'expression qui peut être inférée d'une "psychanalyse de la nature", précisant que l'inconscient est un moment de l'intentionalité elle-même, laquelle doit à son tour être comprise comme articulation de nature et logos : le corps est en effet ouverture au monde, dimension libidinale capable de se sublimer dans l'art et le langage.
    Art, langage et poésie ont également été au coeur de l'intervention d'Elke de Rijke, de l'université d'Anvers, qui, en relisant les écrits de Merleau-Ponty consacrés à Paul Valéry et Claude Simon, a retracé la conception de la poésie qui selon lui ressort de ces écrits, en montrant dans la parole poétique le medium entre le langage objectif "de la chose" et le langage émotionnel "du sujet".
    A se préoccuper d'un thème d'esthétique, au double sens d'une réflexion concernant la sphère de l'art ainsi que celle de la perception, il y eut encore Andrea Pinotti, de l'Università degli Studi de Milan. Partant des critiques insistantes de Merleau-Ponty à l'encontre de Berenson concernant "la valeur tactile de la peinture", affirmée par le critique d'art et niée par le philosophe, Pinotti - dans la mouvance de Dufrenne qui dans L'oeil et l'oreille note la supériorité du voir sur les autres sens dans la pensée de Merleau-Ponty - a mis en relief la façon dont, dans cette dernière mais aussi dans celle de Berenson, se cache une conception essentiellement visuelle de l'imagination.
    Quoi qu'il en soit, peu nombreux furent les intervenants à avoir cherché à mettre en lumière les noeuds les plus problématiques de la pensée merleau-pontyenne. Comme il a déjà été dit, c'est plutôt la conception de la "chair" dans toutes ses acceptions les moins subversives et les plus tranquillisantes qui fut mise à l'ordre du jour, transformée en modèle d'interprétation pour décrire les rapports entre les êtres humains, en notion explicative à même de désarmer les doutes plutôt que de susciter des interrogations.

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