~ Resumés des interventions ~

 

Jean-Jacques Wunenburger - Université Jean Moulin Lyon 3

Merleau-Ponty et la phénoménologie de la Nature : orientations et enjeux

Le débat esthétique ne s'arrête pas à la perception d'une œuvre mais peut remonter à l'œil du peintre lui-même. A travers le tableau de la montagne St Victoire se donne à penser mon expérience du regard mais aussi celle de Cézanne lui-même. Que voyait Cézanne en regardant la montagne St Victoire, cet amas de rochers surgis de la nature ? Cette présence de la Nature elle-même dans l'expérience du regard n'est-elle pas devenue tout aussi importante pour M. Merleau-Ponty que l'expérience du tableau ? Que révèle cette phénoménologie esthétique d'un paysage cosmique qui ouvre peut-être sur d'autres questions encore que la phénoménologie de l'art ? Que peut-on saisir de la Nature lorsqu'elle se livre au regard humain ? Comment reposer les questions de  l'Etre, de la beauté, de la finalité à partir de cette rencontre ? On tentera de mieux comprendre les réflexions de M. Merleau-Ponty en les confrontant à des analyses de certains textes de M. Heidegger, A Portman, G. Bachelard , etc qui dessinent les contours d'une phénoménologie inédite de la Nature.

Andrea Pinotti - Università degli Studi di Milano

Style de l’Einfühlung chez Merleau-Ponty

Pensée comme identification de soi-même dans l’Autre, l’empathie a été le plus souvent conçue par ses théoriciens selon un modèle projectif et subjectiviste, qui procède du Moi au Tu, comme transvasement de sens et sentiment d’un récipient plein à un récipient vide: un modèle hydraulique de vases communicants, qu’on tend à proposer de nouveau aujourd’hui, lorsque l’empathie est relancée dans le débat culturel dans le sillage des récentes découvertes neuroscientifiques. La critique, opérée par Merleau-Ponty, des principaux dualismes sur lesquels s’est appuyée pendant des siècles la tradition de la pensée occidentale (et donc du couple Moi-Tu aussi) ne peut pas épargner la notion d’empathie, qui subit une transformation profonde. Mon intervention essaie de reconstruire le sens d’une telle transformation, non seulement là où Merleau-Ponty approche explicitement le thème de l’intersubjectivité, mais aussi là où il esquisse une relation empathique renouvelée à contact avec les objets inanimés et les œuvres d’art.

Manlio Iofrida – Università di Bologna

Au-delà du mythe prométhéen: une confrontation entre Maurice Merleau-Ponty, Aloïs Riegl et Roberto Longhi

Le primat de l'action, la lutte héroïque que le Moi de Fichte engage avec le Non-Moi et le mythe de Prométhée ont caractérisée, à partir de la Révolution Française et de la Révolution industrielle, le discours dominant de la modernité: est-ce que à coté et au-dessous de celui-ci, on peut récupérer un autre discours, plus caché et silencieux, qui met en valeur plutôt la passivité, la connaissance comme empathie, le respect de la nature, la proximité et l’affinité entre l’homme et les animaux? En partant de certains passages de Merleau-Ponty, qui regardent la vision et l’animalité, on cherchera de montrer comme dans l’ouvrage de deux grands historien de l’art, appartenant à l’école de la “pure visibilité”, le viennois Aloïs Riegl et l’italien Roberto Longhi, on peut trouver des concepts qui sont très proches de ceux de Merleau-Ponty et qui peuvent même les enrichir. À partir de l’idée d’une action dans laquelle le moment de la passivité joue le même rôle que celui de l’activité, d’une praxis sans une finalité unique et utilitaire, on peut commencer à ébaucher une critique de la “raison instrumentale” de Max Weber, qui domine si largement le monde d’aujourd’hui.

Emmanuel de Saint Aubert – École Normale Supérieure (Paris)

Le sang des choses. 1946-1951, premières réflexions de Merleau-Ponty sur l’art moderne

Quiconque pense à Merleau-Ponty comme à un philosophe de l’art songe d’abord à L’Œil et l’Esprit, rédigé quelques mois avant sa mort. Les recherches récentes, appuyées sur une connaissance des inédits, révèlent que cette réflexion sur l’art est largement anticipée dans les années existentialistes de son évolution intellectuelle, plus précisément entre 1946 et 1951.
Pendant cette période encore mal connue, Merleau-Ponty s’achemine vers deux éléments capitaux de sa pensée : la chair et l’empiétement. Les inédits esquissent ces notions nouvelles sous le climat passionnel de l’existentialisme sartrien. Mais l’apparente complicité de Merleau-Ponty avec celui-ci recouvre en réalité l’élaboration d’une critique radicale : les débuts de la chair sont secrètement orientés par une réécriture détournée, jusqu’à l’inversion, des analyses sartriennes de la chair et du désir. Ces années sonnent pour Merleau-Ponty l’heure du bilan moral et politique de la guerre, celle aussi d’un bilan plus personnel, et signent la découverte de la modernité, bientôt précipitée dans la figure de l’empiétement. L’homme moderne inachevé et monstrueux, le monde moderne comme adversité, la pensée moderne hantée par le non-sens : la fracture généralisée de l’empiétement a définitivement renversé les assurances du monde classique — renversement qui trouverait son expression emblématique dans l’opposition du « tableau moderne » au « tableau classique ».
Les rêves de pureté qui encombrent l’être humain jusqu’en politique et en philosophie seraient autant de refoulements de la violence inscrite dans son institution charnelle, et cette violence au second degré empêcherait notre négativité naturelle de porter son fruit possible de coexistence. Car s’il n’y a pas de liberté ni d’amour sans empiétement sur autrui, cet empiétement ne détermine pas leur échec, il est aussi le volant de leur possible réussite. Les lignes anthropologiques ainsi tissées par l’empiétement et la chair animent aussitôt les premiers linéaments d’une ontologie. Aux côtés de l’empiétement charnel — « le sang des autres », motif récurrent des années 1945-1949 —, Merleau-Ponty commence à thématiser un empiétement épistémologique et ontologique. Dans une anticipation étonnante de L’Œil et l’Esprit, certains inédits préfigurent alors la future critique de l’ontologie cartésienne de l’objet (1957-1961), notamment à travers la description surréaliste du « sang des choses ». Les choses sont blessées par notre ouverture perceptive et désirante, même « les objets saignent », autrement dit résistent au statut cartésien de l’objet, et l’art moderne en serait le témoin privilégié. Ces idées se dessinent à nouveau au fil d’une réécriture inversée de quelques textes précis de Sartre, dans laquelle Merleau-Ponty travaille ses propres éléments ontologiques. Contre la psychanalyse existentielle de la fin de L’Être et le Néant, contre l’homme-mollusque-qui-se-fait-pierre de L’homme et les choses contre L’Imaginaire et son dualisme réel/imaginaire, il dirige sa pensée vers une description de la « texture imaginaire du réel », qui constituera l’un des horizons les plus positifs et les plus originaux d’une réflexion esthétique indissociable de son ontologie.

Galen A. Johnson – University of Rhode Island

Le sublime et ‘ce monde baroque’ chez Merleau-Ponty

Ce discours continue mes explorations récentes du concept du sublime dans la philosophie de Merleau-Ponty. Je voudrais y montrer comment, dans les derniers écrit du philosophe, l’expérience du sublime marque l’étude de la profondeur spatiale dans l’art, et celle de la profondeur ontologique dans l’Être. En effet, dans L’Œil et l’Esprit et “Le philosophe et son ombre,” la conception  de Merleau-Ponty de la profondeur du monde est devenue plus radicale que dans ses ouvrages précédents. Il parle d’“un monde sauvage et un esprit sauvage.” Il  écrit que “les choses sont là, debout, insistantes, écorchant le regard de leurs arêtes.” Les autres aussi sont là, “comme empiétement de moi sur autrui et d’autrui sur moi.” Je m’intéresse en particulier à la conclusion dramatique du “Philosophe et son ombre,” dans laquelle Merleau-Ponty qualifie la Terre, l’espace, et d’autres planètes de “ce monde baroque.” Le seul tableau auquel Merleau-Ponty fait référence en mentionnant son nom dans L’Œil et l’Esprit,pour rendre hommage à son traitement si réussi de la profondeur, c’est une œuvre baroque, l’un des tableaux les plus célèbres de l’histoire de l’art occidental: La Ronde de nuit de Rembrandt (1642). Nous passerons du temps donc à analyser l’interprétation de Merleau-Ponty de cette œuvre. En conclusion, nous enrichirons les traits de son interprétation de La ronde de nuit en faisant appel aux textes pertinents de Paul Claudel, Paul Valéry, et Gilles Deleuze.

Lorenzo Vinciguerra – Université de Reims

Merleau-Ponty e l’archéologie de la peinture

Merleau-Ponty est parmi les rares philosophes qui ont eu une compréhension intime de la peinture et qui ont manifesté une participation et complicité avec le travail du peintre. De tous les arts, la peinture est certainement celle qui occupe un lieu privilégié dans sa réflexion. Ce privilège est normalement expliqué par l’importance que sa philosophie attribue au problème de la vision et du visible. Elle a aussi la capacité de mettre à nu les conditions corporelles qui la rendent possible. Plus qu’à l’œil donc, c’est au corps et à son incarnation dans le monde que Merleau-Ponty s’adresse pour interroger le travail du peindre : « c’est en prêtant son corps au monde, que le peintre change le monde en peinture ». Dans ce contact, dans l’énigme muet de ce pli à l’intérieur de la réflexivité du sensible, se situe la question de la peinture et de la vision. L’âme est de quelque façon tout chose, disait Aristote ; car le corps voyant est depuis toujours pris avec elles, il vient d’elles, ajoute Merleau-Ponty. La question anthropologique, liée à la structure du corps humain, devient ainsi indissociable de l’horizon cosmologique qui la porte et l’enveloppe : le mystère de l’existence incarnée de mon corps revoie à l’existence de la chair du monde. Très classique pour l’attention portée sur le problème de la sensation, cette esthétique excède cependant les bornes que la philosophie lui avait depuis toujours donné : la vision en fait est pour Merleau-Ponty « concentration de l’univers ». Si donc l’esthétique contient in nuce une métaphysique, celle-ci se configure, chez le dernier Merleau-Ponty, comme une espèce de panthéisme. L’Œil et l’Esprit ramène l’esthétique à celle qu’on pourrait appeler une archéologie de la peinture, qui, à partir de Cézanne, mais au de-là de Cézanne aussi, remonte à ses conditions de possibilité. Ce faisant, elle retrouve les problématiques modernistes de certaines avant-gardes des années ‘50 et ’60, à propos de la gestualité, de la couleur, de la surface, de la fin de la vocation représentative et mimétique de la peinture, et à la fois la question de son origine, qui s’incarne dans la découverte des grottes de Lascaux.

Mauro Carbone – Université Jean Moulin Lyon 3

L'image entre absence et précession. Merleau-Ponty et le « tournant iconique »

Mon exposé est sous-tendu par la double conviction que caractériser la notion merleau-pontienne de « chair » par celle de « Visibilité », d’un côté nous permet d’éviter la plupart des malentendus liés à l’interprétation de la première et, de l’autre, a permis au dernier Merleau-Ponty (MP) d’élaborer des notions ontologiques très innovatrices, qui peuvent nous aider à penser philosophiquement quelques-uns des phénomènes culturels les plus prégnants d’aujourd’hui.
Parmi ces phénomènes culturels, il y a sans aucun doute notre nouveau rapport aux images. En effet, à partir des années quatre-vingt-dix du siècle dernier on a commencé à évoquer, dans notre culture, un « tournant iconique » imposant une analyse renouvelée du statut contemporain des images.
Les mutations à l’œuvre dans le statut des images semblent évoquer, et en même temps invoquer, une forme de renversement du « platonisme » qui sache élaborer une pensée à la hauteur de notre époque, où une version simplifiée de la philosophie de Platon reste pourtant la manière dominante de penser. En effet, l’image est encore souvent censée trouver son caractère le plus propre dans le fait de « présentifier l’absent comme tel », ce qui la reconduit constitutivement à l’expérience, réelle ou symbolique, de la mort. Or, si l’image ne copie pas un modèle, elle se révèle en fait bien davantage liée à l’expérience de la naissance que de la mort, et elle dénonce par là le platonisme sous-jacent l’opinion qui l’associe trop volontiers à celle-ci.
Plus généralement, si l’image n’est pas « une seconde chose », comme MP l’affirme dans L’œil et l’esprit, alors elle ne peut plus être qualifiée, tout simplement, de figure de renvoi, parce que la nature de ce renvoi se complique et sa structure se multiplie et s’enchevêtre d’une manière telle que « la première chose » vers laquelle ce renvoi est censé faire signe – l’absent qu’il est censé présentifier – s’avère introuvable.
Ce sont précisément ces « conséquences extravagantes » que – me semble-t-il – le « tournant iconique » mentionné plus haut veut, à son tour, explorer, comprendre et formuler autant que possible.
Or, il y a chez le dernier MP – juste esquissée – la thèse d’une précession réciproque de la vision et du visible. Cette thèse paradoxale constitue, à mon sens, une contribution décisive à l’élaboration  d’un « modèle temporel » non platonicien de la vision et donc de la mémoire, ainsi que du rapport entre l’image et ce que MP appelle « l’actuel ». C’est pourquoi elle pourra nous conduire à une compréhension plus approfondie de la question de la présence des images aujourd’hui. Le mot « précession » n’est utilisé qu’une fois dans les textes de MP qui ont été publiés jusqu’à présent, mais j’ai pu consulter la liste de tous les passages où ce mot apparaît dans les manuscrits de MP qui sont encore inédits. Je vais donc me concentrer sur la définition étrange et complexe que, dans L’œil et l’esprit, MP donne de la vision, en la qualifiant de « précession de ce qui est sur ce qu’on voit et fait voir, de ce qu’on voit et fait voir sur ce qui est » : une définition qui me semble riche d’implications importantes.

Pietro Montani – Università di Roma La Sapienza

Deux régimes de la réflexivité des images

Dans mon exposé je voudrais présenter à la discussion les points suivants:
1. Le concept de la “chair” se révèle précieux pour faire face aux problèmes posés par les prothèses technologiques qui aujourd’hui affectent de plus en plus la qualité et les prestations de notre sensibilité (aisthesis). En effet, le caractère ouvert et impersonnel de la chair nous permet d’envisager dans l’organisation technique de la sensibilité des potentialités qui seraient insaisissables à tout regard théorique centré sur la notion de “corps”.
2. La “réflexivité” de la vision – avec les phénomènes de la réversibilité, de la précession et de l’empiètement mis en évidence par Merleau-Ponty – constitue à la fois l’un des aspects capitaux de la chair et l’un des dispositifs les plus répandus et les plus productifs du regard technique (cinéma, télévision, new media etc.).
3. Il arrive, toutefois, que la réflexivité des images soit affectée par un dédoublement, souvent inaperçu, entre la transitivité d’un regard qui se fait dans les choses et le retour sur soi-même d’un regard autoréférentiel et “narcissique”. L’art contemporain est souvent tombé dans la perte de monde qui découle du régime autoréférentiel d’une vision réflexive. Le regard technique, par contre, semble configurer des nouvelles potentialités transitives de la réflexivité dont l’esthétique de Merleau-Ponty nous aide à mieux envisager l’importance pour une politique des images.

Stefan Kristensen – Université de Genève

Voir le fond des choses. L'esthétique de l'intervalle de Merleau-Ponty à Deleuze en passant par Godard

Merleau-Ponty explique dans sa conférence sur le cinéma de 1945 que «l’aspect du monde pour nous serait bouleversé si nous réussissions à voir comme choses les intervalles entre les choses». Or l’application de cette idée de l’inversion de la figure et du fond n’est pas claire pour ce qui concerne l’image cinématographique. En effet, qu’est-ce qui fonctionne comme fond dans l’image au cinéma ? Quel est l’intervalle entre les images qui rend les images visibles ? Pour éclairer ces questions, il est utile de prolonger la réflexion merleau-pontienne à travers un dialogue avec la philosophie du cinéma de Gilles Deleuze et le cinéma philosophique de Jean-Luc Godard. La question de l’intervalle surgit à la vision d’un film charnière dans l’œuvre de Jean-Luc Godard, Ici et ailleurs, réalisé avec Anne-Marie Miéville en 1974. L’enjeu de ce film est de comprendre ce qui à la fois sépare et relie l’ici (Paris, la France au début des années 1970) et l’ailleurs (Jordanie, Liban, Syrie, la Révolution palestinienne, la lutte armée contre l’occupation israëlienne), et de rendre visible tant l’ici que l’ailleurs, sur le fond de cette conjonction, qui est mise en évidence plusieurs fois dans le film à l’aide d’un carton en relief et par le commentaire en voix off, «Ici ET ailleurs». Dans ce film, Godard et Miéville questionnent à un niveau très profond la posture du cinéaste (plus généralement de l’intellectuel) révolutionnaire, c’est-à-dire de celui qui porte la parole des peuples en lutte. De retour du Proche-Orient, Godard découvre, en visionnant les matériaux qu’il avait filmés en compagnie d’Elias Sanbar, qu’il n’avait pas vraiment entendu la parole des combattants palestiniens qu’il avait rencontrés. Ici et ailleurs, monté quatre ans après le séjour au Proche-Orient, est construit autour de cette énigme de la vision: «Il faut apprendre à voir» proclame la voix off, et cela requiert une technique susceptible de mettre en évidence le fond sur lequel ce qui apparaît apparaît. Deleuze relève le caractère décisif chez Godard de la question de l’intervalle dès 1976 dans son texte publié dans les Cahiers du cinéma, «Trois questions sur Six fois deux». L’argument revient dans L’Image-temps et constitue un motif central du dispositif deleuzien. Dès lors, on doit se demander quelles modifications la notion d’intervalle a subi en passant du contexte merleau-pontien d’une philosophie de la perception à celui d’un essai de classification des images sur le propre du cinéma. En répondant à cette question, on atteint trois objectifs d’un seul coup : on détermine les usages politique, esthétique et ontologique de la notion d’intervalle, on met en confrontation de manière inédite la pensée de Merleau-Ponty et celle de Deleuze et on montre comment il est possible de lire philosophiquement des films.

Anna Caterina Dalmasso – Université Jean Moulin Lyon 3

Voir selon l’écran. Autour d’une rencontre entre visibilité et théorie filmique

Étant tracés les fils d’une relation féconde et réciproque entre le cinéma et la philosophie de Merleau-Ponty, je me propose d’examiner les apports de la pensée merleau-pontienne au sein de l’univers du cinéma et notamment de la théorie filmique, en explorant ainsi le contre-champ de cette rencontre entre philosophie et non philosophie.
La théorie du cinéma a cherché à définir le film, l’écran et l’expérience de la vision cinématographique, à travers des métaphores : le cadre, la fenêtre, le miroir. Mais, dans la recherche d’une prétendue essence ou spécificité du cinéma, elle a manqué la structure dynamique et incarnée de la vision et a fini par réduire le film à un simple objet vu et le spectateur aux actes cognitifs d’un sujet percevant. Mais comment penser, au de-là de ce dualisme, la particulière structure de la vision qui se produit entre le spectateur et les images en mouvement ? Comment penser l’écran ? Comment penser cette surface qui renouvelle et métamorphose – aujourd’hui plus que jamais et bien au de-là de la salle cinématographique – notre perception visuelle ?
J’entends poursuivre cette interrogation à travers la réflexion de la théoricienne américaine Vivian Sobchack, qui a développé une analyse de l’expérience filmique à partir de la phénoménologie et notamment de la philosophie de Merleau-Ponty. Le travail proposée par Sobchack ne s’appuie pas sur la réflexion que Merleau-Ponty a consacré au cinéma – ni sur le fameux essai du ’45 Le cinéma et la nouvelle psychologie, ni non plus sur les notes inédites dans lesquelles Merleau-Ponty reprendra ce thème – mais procède d’un corps à corps avec l’ontologie merleau-pontienne de la vision, dont elle développe une lecture originelle.
Le cinéma, « expression de l'expérience par l'expérience », met en scène la réversibilité de perception et expression élaborée par la philosophie de Merleau-Ponty. À travers le rythme interne de son propre acte perceptif le film nous donne accès à son style, le film perçoit et projette ce qui se voit en lui. C’est le mouvement même de la vision, ce qui se rend visible dans le film et qui vient interroger l’expérience perceptive du spectateur. Dans la communication perceptive entre le corps du film et le corps du spectateur s’ouvre une dimension intersubjective et chiasmatique: la vision de l’un recouvre la vision de l’autre, elles adhérent l’une à l’autre dans une réversibilité toujours imminente ; par son corps mécanique le cinéma voit surgir sur l’écran une transcendance immanente au visible que Vivian Sobchack cherche à définir comme the address of the eye, un œil-regard, dont le mouvement rend possible pour le spectateur ainsi que pour le film le fait de demeurer l’un dans l’autre.
Dans l’expérience filmique, nous pouvons reconnaître une philosophie figurée de la vision et dans le cinéma un appareil perceptif qui amplifie la structure métaphysique de notre chair, en célébrant l’énigme de la visibilité. À travers cette rencontre entre l’ontologie merleau-pontienne et la théorie du cinéma, nous pouvons interroger la vision et penser l’écran, selon l’écran.

Roberto Diodato – Università Cattolica del Sacro Cuore

Virtualité de la chair

Entendu comme évènement corps-image en même temps interne et externe qui émerge de l’interaction entre écriture informatique et corps humain doté de prothèses technologiques, le corps virtuel est déterminé, mais non pas à la manière de cet être habituellement dénommé l’objet empirique: il est plutôt déterminé comme image complexe de qualités perceptives. Le corps virtuel montre en acte la relation noesis-noème, il la traduit en événement: au delà de tout panpsychisme ou animation de la matière de la part de la conscience, intérieur et extérieur, intériorité et extériorité ne sont pas des termes adaptés à la clarification du champ virtuel: le champ virtuel dont les objets sont une modalité de relation, est lui-même une structure de corrélation ou trame relationnelle de corps entendus comme évènements de réversibilité. Une description efficace du champ virtuel serait alors la notion de « chair » élaboré par Merleau-Ponty dans ses derniers écrits, tissu ou trame commune au corps et au monde, ni matière ni esprit mais horizon expressif d’une « réversibilité toujours imminente et jamais réalisée de fait », chair dynamique, déhiscence d’un être impensable comme altérité transcendante ou substrat commun au-delà des différences, « chair du sensible » comme exposition perpétuelle de possibilité de communication et de participation, « élément » indéfinissable, mais capable d’introduire un « style d’être ».

Pierre Rodrigo – Université de Bourgogne (Dijon)

L’art et le monde : ‘profondeur’ et ‘Figure’ chez Maurice Merleau-Ponty et Gilles Deleuze

Gilles Deleuze fait remarquer, dans son ouvrage sur Francis Bacon, que « L’hypothèse phénoménologique est peut-être insuffisante parce qu’elle invoque seulement le corps vécu. Mais le corps vécu est encore peu de chose par rapport à une Puissance plus profonde et presque invivable ». L’exposé cherchera tout d’abord à préciser ce qu’est cette Puissance intensive d’une vie portée à la limite de l’invivable. Cela conduira à une analyse de la notion deleuzienne de Figure (« La peinture doit arracher la Figure au figuratif »).
On reviendra alors sur la position explicitement anti-phénoménologique de Deleuze, autrement dit sur sa volonté sans cesse réaffirmée de libérer la philosophie – en suivant le chemin ouvert par Bergson – du préalable ruineux d’une mesure simplement humaine de l’apparaître, qui serait encore celui de la phénoménologie. On se demandera, en particulier, si les notions merleau-pontiennes d’« être de profondeur » et de « prégnance » n’échappent pas à la critique de Deleuze, et s’il est aussi avéré que ce dernier a pu l’affirmer que la phénoménologie « érige en norme la ‘perception naturelle’ et ses conditions ». C’est la confrontation des thèses de Deleuze et de Merleau-Ponty sur l’art et le monde qui permettra finalement d’avancer une réponse.

Simone Frangi – Università di Palermo / Université de Bourgogne (Dijon)

Phénoménologie de l’espace et théorie de la Gestalt
L’influence de Merleau-Ponty sur l’esthétique du Minimalisme et du Néo-Concrétisme.

Dans le cadre d’un travail plus vaste sur les lectures philosophiques des artistes américains des années Soixante et Soixante-dix et sur leur intérêt pour l’histoire de la philosophie française contemporaine, l’intervention a le but d’explorer ce que Hal Foster identifie comme l’enjeux phénoménologique de l’art postmoderniste.  
Mon propos se développe en trois moments qui tentent de reconstruire la généalogie théorique de trois expériences artistiques contemporaines dans leur rapport complexe au modernisme tardif et, en particulier, de mettre en évidence leur filiation phénoménologique.
A travers une analyse du débat entre Robert Morris et Donald Judd, on essayera de considérer la reconnaissance que le minimalisme accorde à la phénoménologie dans l’accomplissement de son programme normatif. La réception de la phénoménologie dans le monde artistique nord-américain passe, surtout dans les années Soixante, par les traductions tardives des certaines ouvrages de Merleau-Ponty (Le primat de la perception, Phénoménologie de la perception et Le visible et l’invisible) et jette une influence considérable sur les principes minimalistes de expanded field, assomption de présence et de Gestalt.
En suivant le passage graduel du Minimalisme au Conceptual Art, on fera entrer dans la discussion la façon dans laquelle Robert Barry articule la problématique de l’espace et de la forme au sein d’une véritable pratique phénoménologique de l’invisible. On verra donc comme la réduction progressive de composantes visuelles de son travail et la quête de formes esthétiques élargies se nourrissent d’une redéfinition du formalisme qui prends appui sur l’idée merleau-pontienne de négatif.
Centrée sur le destin de la notion merleau-pontienne de Gestalt, le troisième moment s’intéresse à une analyse du manifeste du Néo-Concrétisme dans lequel les versions phénoménologiques des concepts de forme et de structure (développé par Merleau-Ponty à partir de la Gestaltpsychologie) apparaissent comme une référence philosophique de premier plan.

Antonino Firenze – Universitat Pompeu Fabra, Barcelona

Interanimalité comme téléologie du sensible chez Merleau-Ponty

L’enjeu de ce travail est de circonscrire la présence d’une téléologie de l’être corporel-sensible dans la conception anthropologique et philosophique de Merleau-Ponty, notamment à partir des réflexions autour du thème de l’animalité développées dans les notes de cours du Collège de France sur Le concept de nature de 1958.
Ce que, à mon avis, caractérise de façon particulière l’originalité de la position merleau-pontienne au sein de la philosophie contemporaine est le fait d’avoir rendu possible une nouvelle constellation de sens à partir de la centralité théorique attribuée à la corporéité vivante, que pour Merleau-Ponty est le lieu d’un inédit entrelacs ontologique de l’humain avec du non humain, dont les conséquences théorique sont décisives. En ce sens, la grande mérite du philosophe français est d’avoir réhabilité, et dans l’homme et dans l’animal, la sensibilité corporelle en tant que dimension originaire et inpensée de l’être vivant, de laquelle jaillissent en même temps le comportement individuel des formes vivantes et le milieu symbolique dans lequel celui-ci vient s’inscrire. Selon Merleau-Ponty, ce que caractérise le comportement animal est, d’un coté, l’existence d’une individualité entrelacée perceptivement avec l’environnement et, de l’autre coté, l’existence d’un rapport corporel-sensible entre l’animal et les autres individus appartenant à sa propre ou bien à d’autres espèces. En fait, ce qui caractérise le comportement animal selon Merleau-Ponty est, d’un côté, une individualité entrelacée perceptivement avec l’environnement e, de l’autre, un rapport corporel-sensible entre l’animal et les autres individus appartenant à sa propre ou à d’autres espèces, qu’il définit interanimalité. En restituant ainsi à l’animal la dignité d’un être ouvert au monde et à l’altérité, Merleau-Ponty parvient à aborder le problème fondamental de la finalité du comportement vitale en tant que téléologie originelle de l’être sensible. A partir de ce thème décisif, je me propose donc de poursuivre une telle réflexion.

Davide Scarso – Universidade de Lisboa

La présence de Merleau-Ponty dans l’architecture contemporaine :
Paul Zumthor, Juhani Pallasmaa et Steven Holl

L’architecture phénoménologique n’a peut-être pas la solidité et l’homogénéité d’une école ou d’un mouvement proprement dits, mais elle représente sans doute un vecteur notable dans la pensée architectonique contemporaine. Avec celles de Heidegger, les œuvres de Merleau-Ponty sont parmi les plus utilisées par ceux qui se reconnaissent comme représentants d’une architecture d’inspiration phénoménologique. Dans cette perspective, nous analyserons le rôle que joue la pensée de Merleau-Ponty dans les œuvres et la pensée de Paul Zumthor, Juhani Pallasmaa et Steven Holl, auteurs qui se distinguent tant par la force et la beauté de leurs travaux, que par la ferme détermination de leurs élaborations théoriques. Nous porterons une attention particulière à la double opposition qui caractérise l’architecture phénoménologique qui s’écarte avec la même fermeté, au moins dans ses intentions, du modernisme et du post-modernisme architectoniques. Dans la revendication de la primauté du corps vécu et de l’expérience perceptive, les architectes phénoménologiques entendent dégager un « antidote » à l’ossification de la rationalité moderne, avec ses espaces fonctionnels mais inhabitables, comme à la célébration de l’autoréférentialité propre au post-modernisme, avec ses édifices destinés essentiellement à être contemplés par des connaisseurs. Avec cette double opposition, l’architecture phénoménologique a peut-être cherché, par l’accentuation du caractère positif du primat du corps et de la perception, à asseoir son développement sur une fondation plus stable. Mais cette accentuation de la positivité de ces dimensions, au contraire de Merleau-Ponty qui progressivement en révise et nuance le caractère, n’a-t-elle pas paradoxalement pour effet une certaine stagnation dans une modernité «  crépusculaire » ? Finalement, nous souhaitons montrer comment la pensée de Merleau-Ponty, surtout dans sa dernière phase, nous indique une autre façon d’articuler l’opposition modernisme-postmodernisme.

Luca Vanzago – Università degli Studi di Pavia

Phénomènes atmosphériques.
L’atmosphérologie phénoménologique de G. Böhme et ses racines merleau-pontiennes

Restée longtemps inaperçue, la notion d’atmosphère a récemment reçu beaucoup d’attention, en particulier dans le milieu de l’esthétique phénoménologique. L’atmosphère a été l’objet de nombreuses études, notamment en Allemagne, mais aussi en Italie et aux États-Unis. Il s’agit donc, avant tout, de montrer quel est l’enjeu déterminant dévoilé par cette notion à la lumière des recherches esthétiques qui l’ont travaillée de façon fructueuse, tout en montrant son importance pour une théorie du sujet aussi que pour une atmosphérologie des lieux et des choses. Il faudra ensuite essayer d’établir si et dans quelle mesure on peut reconduire cette notion à son origine phénoménologique et ontologique, telle qu’on peut la retracer dans les ouvrages de M. Merleau-Ponty. De cette manière, on espère montrer que le rôle de la notion d’atmosphère excède le statut de problème latéral ou particulier, pour devenir une question centrale de toute ontologie phénoménologique de l’expérience.

Federico Leoni – Università degli Studi di Milano

Peinture et folie chez Merleau-Ponty et Maldiney

Je voudrais aborder le problème de la phénoménologie de la figuration schizophrénique en suivant certaines indications que Merleau-Ponty propose dans Phénoménologie de la perception. Ces indications concernent la nature du rapport perceptif figure/fond dans l’expérience schizophrénique, et en particulier dans l’expérience de l’hallucination schizophrénique. Ce rapport est comme “aplati”, dit Merleau-Ponty. La “chose” hallucinatoire est une chose “plate”, sans épaisseur, sans profondeur. Or l’analyse que Henri Maldiney conduit dans Penser l’homme et la folie aborde le problème plus spécifique de la figuration schizophrénique, de la peinture des patients schizophrènes, dans une perspective qui prolonge, me semble-t-il, la position de Merleau-Ponty. Maldiney aussi s’introduit dans le mystère de la peinture schizophrénique grâce à une clef qui est celle du dispositif ou du rapport figure/fond. Ou mieux, de la catastrophe du rapport et de la différence entre figure et fond. Maldiney d’ailleurs enrichit l’analyse merleau-pontyenne, en utilisant, et c’est une deuxième contribution que je voudrais proposer, une série d’instruments herméneutiques qu’il emprunte à la Kunstwissenschaft allemande et autrichienne, qu’il a introduit en France parmi les premiers. Maldiney reprend en détail, dans ses ekphraseis de la peinture schizophrène, certains instruments qu’Alois Riegl élabore dans Spätrömische Kunstindustrie, lorsqu’il s’occupe de la peinture égyptienne antique et du rôle extrêmement spécifique que le contour joue dans leur production figurative. C’est sur ce point que l’idée merleau-pontyenne de la “chose” schizophrénique comme chose “plate”, et le traitement égyptienne du rapport figure/fond tel que Riegl le décrit, s’entrecroisent dans la phénoménologie que Maldiney trace de la peinture schizophrénique. On pourrait dire, pour fixer ce carrefour en une image, que tout comme la peinture égyptienne, selon Riegl, est d’une certaine manière un rite qui doit repousser la menace du fond, qui doit isoler la figure de la corrosion des forces que tout “épaisseur” implique, de même la peinture schizophrénique est un rite, mais un rite paradoxal, un rite qui radicalise cet aplatissement de la différence figure/fond, qui poursuit le mirage à proprement parler “fou” d’une figure sans fond, d’une peinture qui veut tout traduire et tout “sauver” dans la dimension de la figuration. Véritable supplice de Sisyphe, car toute figure appelle à l’existence son propre fond, et tout tentative de “figurer” le fond n’a pour conséquence que la reproduction du fond, sa résurgence infinie (au sens du plus mauvais des infinis). Le rêve d’une vie intacte, à jamais séparée de la mort, n’est que l’image la plus fidèle d’une mort qui est à l’œuvre dans chaque détail, dans chaque minuscule parcelle d’expérience.